Pavel Kašpar, Thomas Albertus Irnberger et David Geringas signent une interprétation profondément inspirée des trios avec piano de Smetana, Dvořák et Suk.
Ce triple disque renferme les quatre trios avec piano existants d’Antonín Dvořák sur les six qu’il composa. Les deux premiers, élaborés avant 1871, égarés, furent probablement détruits par leur auteur. Ceux qu’il conserva datent des années 1875, 1876, 1883 et 1890-1891, portant les numéros de 1 à 4. Les Trios n° 1-2 dévoilent un style assez concis, combinant des éléments typiques du slavisme mitteleuropa, sentimentaux et élégiaques ou pathétiques et dramatiques. Dans le Trio n° 3, l’écriture prend de l’ampleur, se parant de traits symphoniques. Le Trio n° 4 est probablement la partition chambriste la plus connue de Dvořák, ayant une structure de six mouvements au lieu de quatre. Bien qu’elle soit appelée « Dumky » (le pluriel de « dumka », la forme diminutive du terme « douma »), ses climats ne rendent pas toujours la rêverie nostalgique des mélodies populaires ukrainiennes dont elle s’inspire. Probablement parce que Dvořák se méprit sur les instructions de Leoš Janáček qui avait approfondi et recueilli des musiques folkloriques d’Europe centrale.
Le Trio avec piano en sol mineur op. 15 de Bedřich Smetana fut écrit en 1855, en hommage à la mémoire de sa fille aînée, Bedřiška, qui mourut de la scarlatine à l’âge de quatre ans. Ce n’était d’ailleurs pas la seule tragédie dans sa vie car il perdit également, en 1854, sa deuxième fille, Gabriela, décédée de la tuberculose, et en 1856 sa quatrième fille Kateřina, âgée d’à peine huit mois, tandis qu’à cette époque la tuberculose fut diagnostiquée chez sa femme. C’est dans ces douloureuses circonstances qu’il élabora son trio en trois mouvements, reçu sévèrement par la critique, encore que Liszt en fît l’éloge. Fait curieux, le thème pathétique du premier mouvement de l’œuvre rappelle les motifs joués par les cordes dans Mors stupebit du Requiem de Verdi, composé par celui-ci dix-neuf ans après.
Josef Suk fut l’élève de Dvořák dont il épousa la fille Otilie en 1898. Il élabora son Trio avec piano en ut mineur op. 2 en 1889, puis dans le cadre des révisions réalisées en 1890-1891 (quasiment à la même époque où Dvořák façonna le trio « Dumky »), il en supprima le Scherzo. Il s’agit d’une partition juvénile, dont le premier mouvement s’imprègne de verve et d’enthousiasme, alliant puissance dramatique et lyrisme flamboyant. Le mouvement médian (Andante) se déploie sur un rythme basculant, évoquant une scène rurale du genre de celles héritées de Haydn. Dans le finale (Vivace), un thème rapide contraste avec un motif teinté de douce poésie, démontrant que, déjà dans ses jeunes années, Suk ne fut pas loin d’atteindre le niveau de son maître. L’Élégie en ré bémol majeur op. 23 date de 1902. Conçue un an après le décès du poète Julius Zeyer, elle fut composée – comme l’annonce son sous-titre – dans le recueillement inspiré des poèmes Vyšehrad de ce dernier (de 1879-1880), consacrés au château médiéval situé au sud de Prague, qui, selon la légende, constitue un symbole central de l’histoire du pays et de sa renommée.
L’ensemble Kašpar–Irnberger–Geringas rend justice à ces pages par un haut degré d’engagement et de musicalité. Leur lecture déborde d’élan, de fraîcheur et de raffinement, magnifiée par une respiration ample et profonde. Passionnée et fiévreuse, elle n’en demeure pas moins intime et théâtrale, nous faisant percevoir des contrastes expressifs saisissants, jamais exagérés. Dans le Trio « Dumky », l’interprétation est tendue, les rythmes vifs, par instants moins dansants, mais plus poignants que ceux du Busch Trio. Chez les Busch, la prestation est axée sur le brio sans attacher trop d’importance à la spontanéité ni au naturel des phrasés ; ici, au contraire, la cohérence narrative est exemplaire, sublimée par des nuances agogiques assurant autant de souplesse que de plasticité dans les mélodies. Cette exécution empreinte de panache paraît certes moins légère que celle donnée par les Wanderer, mais propose, en plus, une incessante « conversation » entre les instrumentistes, où chacun impressionne par son habilité technique comme par sa compréhension de ces œuvres. Dans une transparence remarquable des textures, le discours – plein de chaleur et de noblesse – est éloquent et semble constamment animé par la richesse des couleurs et la variété des articulations. On est subjugué par les attaques charpentées du piano et la rondeur du ton du violoncelle. Enfin, on s’étonne de la beauté des harmoniques du violon, faisant parfois penser à la sonorité de… l’accordéon.
Voici un album qui devrait contenter tout amateur de musique de chambre (avec en plus la prise de son en SACD). Par leur approche sensible, Pavel Kašpar, Thomas Albertus Irnberger et David Geringas s’avèrent de bout en bout convaincants.